Au plus profond d'une crypte, un monocle rivé sur le seul oeil qui lui reste, Kaal noircit des pages de parchemin, dans la solitude nécessaire à l'écriture...

"Combien de trolls, intrigués, ne m'ont-ils pas demandé : un troll pirate ? C'est quoi cette histoire ?   Un ba quoi ? Un bato ? n'importe quoi. ? Au soir de ma vieillesse, il est temps de coucher sur le parchemin témoignage de qui fut, puisqu'il semble n'y avoir aucun espoir que cela soit de nouveau un jour.

Quand partirent-ils et pourquoi? Combien étaient-ils ? Il n'est plus personne pour pouvoir répondre. Je ne suis qu'un des rejetons de ces pionniers, un des témoins du retour de l'unique navire de l'escouade qui a fait le chemin dans les deux sens. Une poignée de trolls et trolettes qui ont trouvé dans le vieux livre de bord tout juste assez d'indications pour tracer leur route, trouver le passage qui mène de la Grande Mer au lac souterrain où, à bout de souffle, notre embarcation délabrée s'est définitivement échouée. Elle disparaîtra, livrée au Temps et aux Champignons. Nous n'avons plus le savoir pour la refaire. Plus personne ne sait où on pourrait trouver le bois nécessaire. Il en existe puisqu'on en fait des rondaches et des armures. Mais aucune trace d'une forêt souterraine. Notre lac, comme bien d'autre, s'assèche. Le passage qui avait servi au départ et au retour n'est plus entretenu et les éboulis sont fréquents.   Non... C'est bien fini. Nous mourrons ici. 

Mais je m'égare déjà, racontant la fin sans donner le début. Voici le récit d'une épopée unique dans les annales, une aventure dont certains nient déjà l'existence et qui sombrera dans l'oubli sans la puissance de l'écrit.

A cette époque incertaine, les trolls possédaient un savoir dont nous peinons aujourd'hui à rassembler les lambeaux. Petit à petit, l'écriture magique, la science des champignons et d'autres secrets sont redécouverts. Au temps qui nous intéresse, le savoir couvrait une étendue bien plus vaste. Nous sommes des nains perchés sur les épaules de géants oubliés.

Les chroniques n' ont pas été conservées, ou retrouvées. La tradition orale est vague sur les origines.  Selon les récits, le passage vers la Grande Mer a été découvert par hasard. Selon d'autres, c'est le résultat d'une exploration. Peu importe. La Grande Mer est là. Immense, hostile, implacable.

Qui eut l'idée ? Une poignée de fous ? Un Conseil de Sages chenus et vénérables. Toujours est-il que le Sage vint au secours du Hardi. les premiers navires prirent forme... 

Les débuts furent couteux en vies. Ils avaient lieu de nuit, à l'abri du Soleil détesté. Enfin, un soir, une petite escadre fut prête au départ. Selon les récits, pas plus de cinq à sept navires, pouvant embarquer chacun quelques dizaines d'individus.

Les pionniers embarquèrent. Des trolls, des trolettes, des familles et leurs trollinets. Les récits sont muets sur leurs motivations. Fuyaient-ils un quelconque fléau ? Etait-ce le regroupement des marginaux, des originaux qui errent dans toutes les communautés ? Certains ont avancé qu'il s'agissaient de criminels, de parias, de condamnés. Ce qu'on sait sur leur vie outre-mer semble donner crédit à cette thèse. Ils emportèrent peu de bagages, la place manquant. ans un crépuscule de feu , les frêles esquifs s'éloignèrent. De ceux qui avaient pris le départ, aucun ne devait revoir le Hall.

J'ai rassemblé dans les chapitres suivants les récits qui me sont restés en mémoire, et ceux qui sont restés en mémoire de mes compagnons. ce sont les derniers survivants d'une escadre décimée par les combats, les coups du sort et les coups de mer. J'y ai ajouté  nos propres expériences. Le Sage y trouvera quelques bribes de vérité dans l'inévitable enjolivement de la Légende. Le rêveur verra sa soif d'imaginaire apaisée. Le sceptique de quoi caler son armoire. In mémoriam...

Kaal reposa sa plume, jeta une poignée de sable sur le parchemin et souffla dessus. Il posa ensuite son introduction sur l'épaisse liasse de feuillets qui constitait les témoignages. Demain matin, il fera relier le tout...

Il reposa ses reins douloureux contre le dossier de son siège. De ceux qui le liront, combien le croiront ? La Grande Mer ! Une utopie... On le prendra au mieux comme un aimable plaisantin, au pire pour un menteur. Personne ne cherchera à vérifier. Les trolls d'aujourd'hui sont occupés à bien d'autres affaires...

Il ouvrit un tiroir, en sortit une vieille blague à tabac fatiguée d'où s'échappait un parfum inconnu dans les souterrains. La réserve s'épuisait. Il bourra sa pipe et l'alluma. La première bouffée dansa lourdement dans la pièce, sembla hésiter, puis prit la forme d'un navire aux voiles gonflées, penché sous le vent. Ephémère  témoignage que l'oeil de Kaal contemplait sans voir, le regard fixé sur le néant...    

Nos cavernes sont vivantes. Les éboulis ferment un passage, en ouvrent un autre. L'eau se cherche de nouveaux chemins. La quête de la Grande Mer est des plus aléatoires. Comment même la décrire ? Ceux qui ont vu un lac peuvent-ils se représenter çà ? De l'eau...de l'eau à perte de vue...

S'acclimater aux souterrains a été difficile. Mais notre plus grande surprise a été l'arrivée de la première mouche. Là-bas, nous n'en avions pas. Ceux qui mouraient ne revenaient pas. Le regard de Lyandria ne se pose pas sur ces étendues.